L’Islande: pays idéal pour le journalisme?
Suite à la crise économique et au vote l'année dernière d'une loi favorable à la publication de journalisme d'investigation, Karl Blondal, numéro 2 de Morgunbladid, le quotidien de référence, répond à OWNI sur la réalité du journalisme dans son pays.
Le 16 juin 2010, le Parlement islandais (l’althing) adoptait une loi visant à créer un cadre législatif ultra-favorable à la publication de journalisme d’investigation. Baptisée Initiative Islandaise pour la Modernisation des Médias (IMMI), Birgitta Jónsdóttir – la député à l’origine du projet – résumait cette loi ambitieuse de la sorte :
L’Islande va devenir l’inverse d’un paradis fiscal, en offrant aux journalistes et aux éditeurs une des protections les plus importantes au monde en faveur de la liberté d’expression et du journalisme d’investigation. L’objectif du paradis fiscal est de rendre tout opaque. Notre objectif consiste à tout rendre transparent.
Pour comprendre la motivation des Islandais à se munir d’une telle loi, il faut revenir en juillet 2009, quelques mois après la terrible crise économique qui terrassait l’économie du pays le plus prospère d’Europe. À l’époque, WikiLeaks – une organisation encore inconnue du grand public – signe son premier grand coup. Le site révèle des documents bancaires qui prouvent ce que tout le monde soupçonnait : juste avant que Landsbanki – l’une des trois banques du pays – ne s’écroule, certains de ses dirigeants ont effacé des lignes de prêts et de dettes à leur profit.
Déjà parfaitement dans son rôle de poil à gratter, Wikileaks dévoile également la teneur des négociations entre les gouvernements islandais, britannique et néerlandais à propos des remboursements consécutifs à la faillite d’Icesave, la filiale de Landsbanki. Assange et sa clique signent l’exploit de mettre en ligne, à la disposition du plus grand nombre, des documents qui n’avaient jamais filtré dans les médias, alors même que la crise a éclaté huit mois plus tôt.
La machine médiatique s’emballe et RUV – la principale chaîne de télévision publique – décide dans la foulée de consacrer une grande émission spéciale aux révélations de Wikileaks. Mais le 2 août 2009, quelques minutes avant la diffusion, la chaîne reçoit une injonction du tribunal de Reykjavik l’interdisant au motif d’une violation du secret bancaire. Sans montrer le sujet, les journalistes racontent tout de même à l’antenne ce qui vient de se tramer en privé et diffusent en retour l’adresse du site Internet de Wikileaks. Le site est pris instantanément d’assaut et l’Islande découvre les dessous d’une crise qui touche chaque foyer de près ou de loin.
Un an plus tard, c’est donc dans ce contexte trouble qu’émerge une loi visant à transformer ce petit pays de 320 000 habitants en un paradis journalistique. Si l’Initiative Islandaise pour la Modernisation des Médias a été décrite comme fantastique dans tous les médias de France et de Navarre, il faut pourtant savoir que l’Islande n’est pas forcément le pays le plus exempt de tout reproche en matière de traitement journalistique. Comme je l’écrivais dans un article consacré au journalisme islandais sur Slate.fr à mon retour en août 2010, “le grand problème du journalisme islandais tient probablement à la constitution socio-démo-géographique du pays elle-même. Sur les 320.000 habitants que compte le pays, Reykjvik et sa banlieue en totalisent 200.000, soit l’équivalent d’une ville moyenne française. [...] On est dès lors, à l’échelle d’un pays, dans une logique de journalisme localier.”
Cette réalité explique sans doute en partie pourquoi il a fallu que Wikileaks foute les pieds dans le plat pour des documents d’importance puissent enfin sortir. Au cours de mon voyage en terre de glace, j’ai eu l’occasion de rencontrer Karl Blondal, numéro 2 de Morgunbladid, le quotidien de référence du pays.
Par le passé, même si Morgunbladid a souvent été considéré comme un journal proche du Parti indépendant, la droite du pays, il a toujours bénéficié d’une aura certaine dans tous les compartiments de la société islandaise. Mais depuis l’année dernière, le journal est sous le feu des critiques. La raison ? David Oddson – Premier ministre conservateur de 1991 à 2004, puis directeur de la banque centrale islandaise de 2005 à 2009 – en est aujourd’hui le rédacteur en chef. Quand on connait le rôle éminent de ce dernier dans les fondements de cette crise dont l’Islande peine à se relever, il y a quoi halluciner. L’occasion de discuter et de confronter Karl Blondal aux contradictions du journalisme islandais était trop belle.
Ça dépend ce que vous entendez par difficile. C’est évidemment un temps difficile pour les médias. Après le krach, les recettes publicitaires se sont écroulées et il y a des coupes dans tous les journaux ce qui a entrainé beaucoup de licenciements. Bien entendu, ça fait mal. Mais si vous me parlez des conditions de travail en tant que journaliste, je dirais que ce n’est pas si difficile. Cela peut être difficile d’avoir accès à l’information. Mais si on compare avec la condition des journalistes dans des pays comme la Russie ou l’Ukraine alors on peut dire que les conditions ici sont parfaites.
Quand vous n’avez pas autant d’argent qu’auparavant, cela fragilise une rédaction. Dans ce sens, la crise a affecté notre travail. Mais dans le même temps, je crois qu’on est arrivé à maintenir un journalisme de qualité. Les lecteurs continuent à lire de bonnes histoires. On essaie de maintenir notre rôle de tour de contrôle de la société en produisant un journalisme de qualité.
Je crois que ce serait vraiment difficile, notamment en raison de l’impossibilité de trouver la manne publicitaire dont chaque journal a besoin. Les finances de Morgunbladid ne sont pas vraiment ma tasse de thé, mais approximativement un tiers des revenus provient des abonnements et deux tiers de la publicité. C’est cette formule financière qui a rendu ce journal viable économiquement. Aujourd’hui la publicité est en baisse, et c’est là que ce serait très dur pour un nouveau journal. Les coûts d’impression et de distribution sont très élevés et il faudrait avoir les poches vraiment profondes pour lancer un nouveau journal. Établir un journal demande du temps, beaucoup de temps. Mais d’un autre côté, si on regarde le besoin de débattre de la société islandaise, un tel journal serait évidemment très bénéfique.
Il y a beaucoup de choses sur le web. La gauche est évidemment très présente en ligne.
C’était évidemment une décision bouillante de lui donner le poste de rédacteur en chef du journal. Comme vous le dites, c’est probablement l’homme le plus controversé d’Islande. Il est comme une boule de feu et peut vraiment polariser le débat. Mais il a beaucoup d’expérience, il connait bien la société. À l’instar de ce rapport du Parlement analysant les raisons et responsables du crash. En tant que directeur de la banque centrale, il a joué un rôle majeur dans ce rapport. Quand on a couvert le rapport, il a pris une semaine de vacances pour ne pas être là à respirer dans le cou de tout le monde. Quand il est devenu rédacteur en chef, il a expliqué qu’il avait étudié le droit et qu’il se souvenait qu’on lui avait dit qu’on ne pouvait être un juge dans sa propre affaire. Donc quand le rapport est sorti, il a décidé de ne pas s’en occuper… Il a réalisé le problème. Mais au final, c’est le propriétaire du journal qui a pris cette décision. C’est peut-être une décision controversée mais c’est son problème.
Beaucoup de journalistes ont été surpris, d’autres ont été très sceptiques.
Oui il y a eu une rumeur…
Puis c’est arrivé… Comme vous l’avez mentionné avant, Morgunbladid est lié au Parti indépendant. Au début des années 70, les rédacteurs en chef du journal ont considéré que ce lien avec le Parti indépendant n’était pas bon. Ils ont décidé de couper le lien. Le journal est resté un journal de centre droite dans sa ligne éditoriale mais il ne suivait pas forcément la ligne du parti, soulignait les problèmes et les décisions avec lesquelles il n’était pas d’accord.
Quand le système des quotas de pêche ont été mis en place, au début des années 80, Morgunbladid a suivi une ligne forte dénonçant cette mesure car elle prenait une ressource nationale pour la placer dans les mains de très peu de personnes. Or les choses ne pouvaient pas être faites de la sorte. David Oddson était d’ailleurs Premier ministre pendant cette période et il y a même eu des moments où il refusait de parler à Morgunbladid. Ce fut une vraie bataille acharnée et le journal était beaucoup plus radical dans ses vues que l’opposition politique. Beaucoup de gens se disent que c’est probablement un pas en arrière d’avoir quelqu’un qui a été à la tête du pouvoir et du parti mais c’est quelque chose avec laquelle nous devons faire. Pour ma part, mon problème est de me concentrer sur l’intégrité des informations que nous publions.
Mais on n’a rien changé. Nous avons les mêmes reporters, les mêmes journalistes, nous écrivons les histoires de la même façon et utilisons les mêmes méthodes.
Non, ils ont été virés avant son arrivée. Nous devions faire des coupes budgétaires, renvoyer des gens à cause de la crise.
C’est dur dans la mesure où les choses ne sont pas encore transparentes. C’est dur d’avoir de l’information. Cela prend du temps. Les gens dans les banques, les gens du gouvernement ne sont pas aussi ouverts qu’ils avaient promis de l’être. Quand le gouvernement a été démis, les demandes étaient “plus de démocratie, plus de transparence”.
Il y avait en fait deux demandes. Ce n’était pas un mouvement unifié qui a fait un coup, c’était des gens de tous horizons. Devant le gouvernement, vous aviez des vieilles femmes avec des manucures parfaites, des jeunes filles, des gens affluant des banlieues de Reykjavik autant que des jardiniers, des infirmières ou des ouvriers des usines de poisson. C’était un vrai échantillon représentatif de la société, pas des membres d’une plateforme démocratique. Et les gens voulaient plus de démocratie et plus de transparence. Et tout le monde a promis de la transparence et ce n’est toujours pas arrivé…
Je ne suis pas sûr qu’il y existe une peur de parler en Islande en ce moment. Mais vous aurez évidemment des avis contraires selon le milieu dans lequel travaillent les gens. Il y a un besoin de lois fortes pour protéger les lanceurs d’alerte (whistle blowers).
Cela dit, je ne crois pas que cette loi change beaucoup la situation pour les journalistes islandais. Aura t-il un intérêt pour les journalistes étrangers qui désireront imprimer et publier ici, et devenir un havre pour le journalisme ? Je crois que c’est une idée louable mais il reste encore à voir comment c’est supposé marcher. Est-ce que Anna Politkovskaïa se serait portée mieux si son travail avait été publié ici ? Pour prendre un exemple concret… Je ne suis pas sûr que publier ici ou ailleurs protège le journalisme dans un pays où les droits sont bafoués.
Bien entendu, j’espère qu’une telle initiative puisse apporter sa pierre à l’édifice mais je n’arrive pas vraiment à voir comment cela va fonctionner…
Certaines informations ont été d’abord révélées ici, d’autres informations ont été révélées là … Tout dépend de comment on accède aux documents. Nous avons eu accès à des documents similaires [à ceux de WikiLeaks] provenant d’autres banques, nous en avons utilisé certains mais avons considéré qu’il n’était pas correct de publier l’ensemble. Nous avions accès à toutes les informations relatives à des prêts concédés par les banques. Cela ne veut pas dire qu’il fallait tout publier. Les accords financiers entre individus sont supposés être privés. Ils tombent sous le coup de la loi. Il y avait aussi la question de savoir comment les gens ont eu accès à ces documents.
C’est le genre d’informations à propos desquelles on peut être assigné auprès d’un tribunal parce qu’elles ont été volées. Cela peut avoir de sévères répercussions légales pour un journal de les publier, spécialement si la banque clame que cela a porté préjudice et lui coûte beaucoup d’argent à cause des poursuites. En même temps, quand nous avons accès à une information et que nous considérons qu’elle est bénéfique pour le public, nous la publions. Et il y a d’autres choses, et je ne parle pas de ce qu’avait WikiLeaks, mais on nous a aussi offert des informations qu’il a été problématique de vérifier.
Je n’espère pas. Je n’espère pas.
Aussi loin que j’ai été impliqué, nous n’avons jamais pris le parti de ne pas publier quelque chose parce que cela aurait pu affecter quelqu’un. Mais on a beaucoup d’exemples où nous avons reçu des informations impossibles à vérifier. Ces informations n’avaient pas la crédibilité pour être publiées. C’était anonyme et la documentation était insuffisante. Ce sont deux choses différentes.
Je pense que le journalisme en Islande survivra, et que cette société rebondira après ce qu’il s’est passé, et que les choses rentreront dans l’ordre. Évidemment, je ne sais pas encore combien de temps nous imprimerons du papier mais le défi principal est de gérer la transition. Il n’est pas gravé dans le bronze que le journalisme doit être sur du papier. La forme n’est pas un vrai problème ici. La question tient surtout à trouver la solution qui permettra de rendre viable notre travail tout en maintenant un journalisme de qualité.
Illustration FlickR : Sturla, finnur.malmquist
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