Les pixadores, graffeurs acrobates de Sao Paulo mi-Yamakasi, mi-graffeurs, escaladent les grattes-ciels de la mégalopole brésilienne à leurs risques et périls, bombe de peinture coincée dans leur jean. La mission : signer de leur nom les façades des immeubles à coup de grandes lettres noires triangulaires… On les appelle pixadores, du nom de leur style de graffiti, la pixaçao. Ce n’est pas tant l’esthétique qu’ils recherchent, mais plutôt l’illégalité, la performance, et la prise de risque.
Traqués par la police et détestés des autres graffeurs, les pixadores grimpent toujours plus haut pour affirmer leur identité. Aujourd’hui, leur style unique au monde fait partie intégrante de Sao Paulo. Mais ces pirates tiennent à leur indépendance : pas question de se voir récupérer par des galeries d’art.
Etymologiquement, en portugais, “pichar” veut dire “vaporiser”, mais l’expression “piche” signifie aussi goudron. La pixaçao désigne ainsi les traces faites avec cette substance. Selon Joao Wainer, réalisateur du documentaire “Pixo” projeté en 2009 lors de l’exposition “Né dans la rue, Graffiti” à la fondation Cartier, la pixaçao est née autour de 1982, à Sao Paulo.
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Des jeunes issus des zones les plus pauvres, fans de heavy metal, reprennent l’esthétique de groupes comme Iron Maiden dans leurs tags. Ils créent ainsi une écriture inspirée des runes, l’alphabet à l’aspect anguleux des peuples germaniques anciens. “C’est intriguant de penser que cette écriture qui date de milliers d’années a ressurgi à Sao Paulo, à travers ses propres peuples barbares : les pixadores”, commente Choque, photographe et pixadore, dans un article de la revue culturelle brésilienne Caros amigos.
La forme des lettres s’explique aussi par le côté pratique: certains racontent qu’ils doivent se contorsioner pour arriver à inscrire leur signatures, du haut de balcons situés à parfois 50 mètres au-dessus du sol. Dans ces conditions, et d’autant plus s’ils utilisent un rouleau de peinture, il est beaucoup plus simple pour eux d’avoir ce style triangulaire.
Car les pixadores risquent leur vie à chaque nouveau tag. Seuls ou par petit groupe, ils escaladent les hautes façades des immeubles paulistes, de nuit, la plupart du temps. Sans aucune protection, ils passent par les escaliers de secours ou se hissent le long des gouttières pour graffer le plus haut possible. S’ils ne trouvent pas d’appui, certains groupes n’hésiteront pas à former des échelles humaines, qui peuvent atteindre plusieurs mètres de hauteur.
La performance peut tourner mal. Une nuit de juin 2010, deux jeunes de 20 et 23 ans s’aventurent sur une façade d’un immeuble du centre de Sao Paulo pour y réaliser leur pixo. A trois heures du matin, des policiers alertés par le voisinage les interpellent depuis une fenêtre. Paniqués, les deux pixadores font une chute de dix mètres, comme le montre ce reportage du JT de la chaîne TV Globo. [po] Bilan: un tag inachevé, une fracture de l’épaule pour un des pixador et des blessures légères pour l’autre, plus deux arrestations par la police. Ils auront été plus chanceux que Carlos Jefferson Da Silva [po], décédé en 2007 après une chute, alors qu’il taguait un immeuble de la banlieue de Sao Paulo.
Ce qui fait carburer ces varappeurs urbains? Une hormone bien particulière, d’après le jeune pixador qui s’exprime dans cette vidéo [vostf, min. 11:55] :
Pour comprendre, il faut sortir dans la rue et le faire. La pire drogue au monde, elle ne s’achète pas chez un dealer: ça s’appelle l’adrénaline. Il n’y a que le corps humain qui la produit, et taguer, c’est le moyen que j’ai trouvé pour obtenir de fortes doses d’adrénaline. Tu risques ta vie pour réaliser quelque chose qui ne va pas te rapporter d’argent. Pourquoi un con va monter là-haut, risquer de tomber ou de se faire choper par la police, pour un truc qui rapporte que dalle, à ton avis ?
Autre but : inscrire son nom dans le plus d’endroits possibles ou dans des recoins inaccessibles. Plus le pixo aura de visibilité, plus le pixador et sa bande gagneront en gloire et en reconnaissance par rapport aux autres graffeurs, explique Gustavo Lassala, auteur du livre Pixaçao nao é pichaçao [La pixaçao n’est pas que du tag]. “Certains pixadores avec qui j’ai discuté décrivaient même la pixaçao comme un sport”, raconte Gustavo Lassala, contacté par mail. Celui qui réussit le plus gros exploit sera appelé “ibope”. La consécration?
“Taguer sur l’Avenida Paulista, l’artère principale de Sao Paulo, pour passer au journal télévisé, des choses comme ça”, témoigne le pixador Jé Wolf’s dans ce reportage en portugais, sur le portail d’information brésilien UOL.
Le plus souvent, les pixadores taguent leur pseudo de graffeur, suivi du nom de leur bande, puis de celui du rassemblement auquel ils appartiennent. Ils s’organisent en clans, par groupe d’affinités et en fonction de leur quartier, mais aussi pour tenter de limiter les violences entre eux. “Certains vont jusqu’à tuer, simplement parce qu’un autre gars a peint par-dessus leur pixo”, lache Jé Wolf’s. Il est difficile de chiffrer précisément le nombre de pixadores, mais il aurait existé en 2005 près de 500 bandes à Sao Paulo, d’après Henrique Nardi, dans la préface de Pixaçao nao é pichaçao.
Mais la pixaçao ne résume pas à la recherche de l’adrénaline et à la performance sportive. Souvent issus de milieux pauvres, nés dans la périphérie de la ville, les fameuses favelas, ces jeunes exclus veulent reconquérir l’espace public en imposant leur identité sur tous les murs de la ville. Comme les graffeurs new-yorkais avec le tag, ils se servent du pixo comme d’une signature, mais aussi comme un instrument de protestation politique. “La pixaçao reflète une structure sociale qui a failli. C’est une ville qui crie, c’est un avertissement”, explicite Gustavo Lassala.
Les pixadores sont les seuls à pouvoir déchiffrer ces messages codés : les écritures et les logos compliqués sont incompréhensibles pour le commun des habitants de Sao Paulo. Parfois, ces lettres mouvantes deviennent le seul langage écrit de ces jeunes: dans le documentaire de Joao Wainer, un pixador avoue être incapable de lire l’alphabet latin, mais comprendre couramment le pixo.
Entre les pixadores et le monde de l’art, c’est l’incompréhension qui règne. Les artistes plastiques considèrent leur mouvement comme du pur vandalisme, et les graffeurs se plaignent d’avoir de moins en moins de murs libres pour réaliser leurs graffitis. Les pixadores, eux, leur reprochent d’avoir accepté l’institutionnalisation et la commercialisation de leur art.
En 2008, leur contestation va plus loin. Ils distribuent dans plusieurs lieux de regroupement des bandes un tract les invitant à attaquer trois institutions artistiques : le centre universitaire des Beaux Arts, la galerie choque e cultural, et la Biennale artistique de Sao Paulo. Sur le tract, on peut lire la citation “l’art comme un crime, le crime comme de l’art” de l’écrivain américain Hakim Bey, défenseur de la culture pirate. Environ 40 jeunes répondent à l’appel et envahissent ces trois lieux en taguant murs, vitres, mobilier.
Au centre des Beaux Arts, les étudiants sont ébahis. Leur directeur est hors de lui : « La beauté, c’est le coucher de soleil . Ça, c’est de l’art ! Pas ce truc là, synthétique, puant, malfaisant », entend-on dans une vidéo postée par l’un des intervenants. Assis sur un escalier, un pixador analyse : « Beaucoup trouvent les inscriptions laides. Il faut apprendre à voir leur beauté. »
Pourquoi s’en être pris à ces trois endroits en particulier ? Dans la revue culturelle brésilienne Caros amigos, Sergio Franco, sociologue à la faculté d’urbanisme et d’architecture de Sao Paulo, explique que les pixadores ont visé “les trois champs qui définissent ce qui peut être considéré comme de l’art et qui garantissent la survie de l’artiste : la galerie -le lieu de commercialisation-, la faculté -le lieu de formation-, et la biennale, le lieu de la consécration”. Dans le cas de la biennale, le sociologue montre que l’action des pixadores, au final, aura reçu plus d’attention des médias que l’événement en soi. On voulait légitimer la pixaçao de Sao Paulo avec la plus grosse intervention urbaine artistique ayant jamais existé sur terre, crâne Choque, photographe et pixador. Et aussi montrer comment les modèles d’institutions artistiques brésiliennes sont dépassées, comme les musées, qui vivent seulement du passé, ajoute-t-il.
Preuve que ces institutions ne sont pas prêtes d’évoluer, selon Choque, elles ont toutes réagi en lançant des actions en justice. Le centre des Beaux Arts a expulsé l’un des ses étudiants, Rafael pixobomb, considéré comme le principal mentor de l’intervention. Lors de l’attaque de la Biennale, Caroline Pivetta, elle, est arrêtée et restera 52 jour en prison, peine la plus lourde jamais connue pour un pixador. Depuis 2010, elle a été relâchée mais attend son jugement.
Le pixo doit-il être considéré comme de l’art, au final? Les pixadores ne sont pas tous d’accord sur la question. Pour Djan, interrogé par Caros amigos, “le véritable art doit être fait par le coeur, sans prétention financière, et avec le rôle de transgresser, de contester”. Gustavo Lassala, contacté par mail, conclut :
la pixaçao est un mouvement anarchique et éphémère, avec ses caractéristiques propres. Ce n’est pas de l’art. Ce serait se tromper que de la considérer comme de l’art. Je pense que la pixaçao est un reflet des conditions actuelles dans lesquelles nous vivons.
Pour aller plus loin :
Vidéo illustration (avec musique heavy metal)
Le documentaire de Joao Weiner, “Pixo”, est disponible en intégralité ici.
Bénédicte Lutaud et Nina Montané écrivent également sur 2h27.fr
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