Je suis ce soir avec deux Français rencontrés à l’hôtel. Excellente chose, j’ai erré dans les manifs pro-régime toute la journée : un restaurant entre touristes calmera les moukhabarat, la Stasi du coin. Entre ceux qui m’ont suivi et ceux qui m’ont photographié et ceux qui m’ont parlé pour me demander ce que je faisais et si j’aimais la Syrie et ce que je pensais de Bachar el-Assad, j’ai dû encore gonfler le dossier qui me concerne, déjà alimenté par une année passée sur place. A l’époque, ils ont enregistré mes voyages dans la Djéziré, à proximité de la frontière irakienne, quelques allers-retours au Liban où j’étais passé voir la prise du camp de Nahr el-Bard, en 2007. Ils ont analysé les relations avec mes amis, syriens, français, européens. En revenant maintenant, pour l’embryon d’une révolution syrienne, je dois avoir déjà un certain dossier.
Je ne suis pas paranoïaque. Un ami dont-je-ne-peux-dévoiler-l’identité-sous-peine-de-mettre-sa-vie-en-danger-et-peut-être-la-mienne-enfin-on-ne-sait-jamais, présent depuis très longtemps sur place, a eu l’occasion de réaliser le professionnalisme des renseignements syriens. Il devait aller en Jordanie quatre jours. Cette formalité administrative l’a emmené un peu loin. Soudain, le régime a trouvé ça louche, suspect, simplement bizarre. On ne saura jamais pourquoi mais ce jour-là, son dossier devait être impérativement consulté. Comme on ne saura jamais pourquoi un ami, un voisin, un frère est arrêté, interrogé, battu. Le privilège des dictatures, c’est l’arbitraire. Le régime et ses moukhabarat n’ont pas à justifier leurs décisions. Le bras du pouvoir peut s’abattre sur les coupables comme sur les innocents. Ça incite tout le monde à rester prudent.
Cet ami qui-restera-donc-anonyme est extrêmement bien introduit. Il connaît des cadres du régime. La dictature s’accorde parfois étrangement avec l’hospitalité syrienne : on l’invite à passer à l’une des nombreuses directions des RG locaux pour consulter son dossier. Il descend dans un sous-sol où sont empilées des centaines, des milliers de fiches. Tel qu’il le raconte, je me figure l’immense hangar dans lequel est entreposée l’arche d’Alliance dans le premier Indiana Jones, à la fin du film. Mon ami s’apprête à attendre, longtemps – au Moyen-Orient, la patience n’est pas qu’une vertu, c’est une nécessité. Mais pas aujourd’hui, raconte-t-il, mi-amusé, mi-troublé:
Je donne mon nom, vaguement griffonné sur un papier. L’agent revient, deux minutes plus tard. Il porte deux énormes dossiers, gros comme des annuaires. Il les pose sur la table, dans un bruit sourd, devant moi. Les consulte, vérifie les notes, les remarques. Ce sont bien mes dossiers. En quelques regards volés, je revois consignées des conversations oubliées, des rencontres lointaines… Puis l’officier me sourit et me confirme qu’il n’y a aucun problème. Je crois que les Syriens ont voulu me donner un petit avertissement, ce jour-là.
C’était il y a une dizaine d’années. Depuis, il paraît que tout est informatisé, ou en cours d’informatisation. L’espionnage est bien sûr électronique. Les mails envoyés, reçus dans les cybercafés sont réputés être tous interceptés. Facebook doit apparaître comme une formidable possibilité pour les services syriens : tout est ouvert, à la disposition de n’importe quel ami bidon. Quelques mois après mon premier séjour, j’ai reçu sur le réseau social l’invitation d’une charmante jeune femme française, connectée aux gens que j’avais connus là-bas. Des photos, des messages, des commentaires sur son wall, on s’y croyait. Je lui ai quand même demandé : “On se connaît ?”. Elle ne m’a jamais répondu. Elle a disparu. Dans mon entourage, personne ne la connaissait ; tout le monde avait reçu l’invitation. Je devrais m’apprêter à recevoir une autre invitation dans les semaines à venir.
L’espionnage peut être plus agressif. J’ai pris mon billet pour Beyrouth un lundi, pour le lendemain. Dans la foulée, j’invente un faux nom avec lequel je crée une adresse mail et un compte Twitter bidon. J’arrive mardi soir à quatre heures. A sept heures, je suis à Damas. J’envoie un SMS à mes contacts dans les journaux. “Je suis en Syrie. Je peux faire des choses pour vous.” Je dois rester évasif, j’espère qu’ils percutent de l’autre côté.
Mercredi soir. J’ai fait ma revue de contacts, proposé des papiers via mon mail bidon. Rue Bab Touma, je me connecte dans un cybercafé désert. J’envoie mon premier papier. Je sors au bout de trois minutes. Je traverse la vieille ville. Souq Sarouja, quartier populaire, une demi-heure plus tard. Je tente de me reconnecter pour voir ce que le journal m’a répondu:
Suite à une activité inhabituelle sur votre boîte mail, veuillez donner votre numéro de téléphone pour identification.
Merde – déjà grillé. Je sors, trouve un nouveau cybercafé. Quartier bourge de Shaalan, une demi-heure plus tard. J’en ai plein les jambes mais crée une autre adresse mail, avertit mes contacts. L’adresse sera grillée 36 heures plus tard. J’en ai créé trois ou quatre des comme ça. Je suis resté à l’affût du moindre cybercafé pour ne jamais remettre les pieds dans le même. J’ai marché des kilomètres. Heureusement, j’adore cette ville.
SMS interceptés, mails lus, messages effacés sur mon compte Twitter, appels suspects. J’ai dû me mettre rapidement aux VPN, proxy et autres finesses de pirates informatiques. Pour travailler, c’est chiant. Il faut être rapide. Sur place, une journaliste française a fait un papier pour une télé. Le lendemain, attablée dans un café, un type s’assoit en face d’elle. “Are you journalist ?” Elle a eu de la chance: elle n’a eu droit qu’à l’avertissement. Elle a été futée: elle a quittée la Syrie dans la foulée.
Pour les images, le traitement est plus sévère. Un photographe de Reuters, resté en planque à Dera’a aux débuts de la mobilisation, changeait de maison tous les soirs. Parlait le moins possible au téléphone. De retour à Damas au bout d’une semaine, il s’est fait arrêter. Emprisonné six jours, tabassé, humilié. Un touriste se retrouvant par hasard dans une manifestation à Damas s’est fait prendre par les moukhabarat. Battu à coups de pains de savon (d’Alep ?) pendant une heure, dans une camionnette. Puis ils se sont rendus compte qu’ils avaient fait une connerie, que ce photographe était bien un touriste. Ils l’ont lâché devant l’hôpital français. Un officier syrien lui a présenté ses excuses. Dictature et hospitalité syriennes, sans doute.
Le régime représente un danger sourd et constant. Il s’y connaît en renseignement : ça fait quarante ans qu’il s’en est fait une spécialité. A tel point que les moukhabarat prennent rarement la peine de se cacher. Quand j’ai voyagé dans la Djéziré, fief kurde, entre autres, deux agents nous ont suivis dans un 404 break sur des dizaines de kilomètres. Si nous prenions une pause, ils se garaient à côté de nous. Si des villageois manifestaient l’envie de venir nous parler, ils les éloignaient. Quand nous trouvions un hôtel, ils venaient relever nos noms, où nous travaillions, ce que nous faisions là. Quand, au bout de deux jours, ils ont constaté que nous étions inoffensifs, ils ont arrêté leur surveillance.
Mais ces derniers jours, les moukhabarat sont partout. Sur certaines places centrales, il peut y en avoir une vingtaine sur cinq mètres. Sur certains bâtiments en hauteur, des guetteurs, équipement jumelles/kalachnikov. Dans les cafés, dans les restaurants, aux soirées privées, y compris d’expats, de drôles de gars adressent la parole aux étrangers. Souriants, polis, au costume seventies élimé, aux cuirs noirs craquelés: le moukhabarat standard. Ils viennent poser des questions aux gens qu’on vient de rencontrer. Du genre :
Alors, il t’a raconté quoi, l’étranger ? Qu’est-ce qu’il voulait ?
Voilà pourquoi rares sont les Syriens rencontrés dans la rue qui m’ont confié vouloir pisser sur la statue du président de la République. A vrai dire, dans la rue, je ne parle jamais de politique. La personne du président est intouchable. On peut se permettre de critiquer légèrement le gouvernement, de dire que décidément, notre bon raïs est mal entouré. Pas la peine de creuser plus loin : la question sera éludée avec un sourire gêné. Dictature et hospitalité syriennes, encore.
Au restaurant Beit Jabri, je finis mon jus de citron-menthe. Quand mes nouveaux amis français de l’hôtel m’ont demandé ce que je faisais dans la vie, je leur raconte une jolie histoire : je travaille pour un café-concert bien placé à Paris. Je contacte des groupes pour qu’ils viennent jouer, je fais parfois le service. Ils y croient ; j’y mets de la conviction. Avant de partir, j’ai prévenu les patrons du bar, ils me couvrent. C’est peu probable, mais les serveurs savent quoi répondre si un type me cherche au comptoir. Je ne m’étends pas sur mon prétendu travail : je suis fatigué de mentir. Je propose à la place d’aller boire des coups chez Abou George.
Abou George, c’est le meilleur bistrot de Damas. Dix mètres carrés, une huitaine de places assises, les meilleurs piliers de bar jamais rencontrés au Moyen-Orient. L’arak, le pastis local, est toujours frais. Au mur, de vieux posters de playmates se confondent avec les murs jaunis. On les distingue à peine : dans ce bistrot, la lumière est terne, les vitres sales, les gens rapidement joyeux. Abou George est un trésor. Je m’y sens en sécurité.
Au bout du premier arak, on trouve trois places. Il y a du bruit. Mes compagnons parlent entre eux, j’adresse la parole au type à côté de moi. La gueule typique de l’intellectuel incompris, brisé par la dictature. Jeune, béret Che Guevara, discours “Je ne m’intéresse pas à la politique, je considère que j’ai une mission, je travaille pour une ONG et donne des cours d’histoire aux enfants dans les campagnes”. Mais ce qu’il voudrait vraiment faire, c’est tourner des documentaires, raconter la vie, la vraie.
On papote, on parle de films, on se paie des coups. On est au fond du bar et je distingue mal son visage. Seulement en clair-obscur. Les traits sont anguleux et son long visage est encore allongé par un bouc sombre. Il regarde par en-dessous. Il me dit avoir étudié le journalisme à la fac. J’étais à Damas en 2007, connaîtrais-je des journalistes ? Non, je réponds, plus par habitude que par méfiance. “Et toi, tu fais quoi, dans la vie?” Il est vraiment sympa, ce type, souriant, cultivé. Longue discussion sur Godard, sur la façon dont les nouveaux styles émergent. Sur la Turquie, aussi. Pourtant, je répète ma jolie histoire : je suis donc serveur dans un bar parisien, je cherche des groupes pour des concerts, je raconte la musique que je préfère, celle que j’encourage, à quel point c’est difficile pour les musiciens de percer en France. Il revient sur le journalisme: “Tu connaîtrais pas Abdallah Mutlak, un journaliste syrien, par hasard ?” “Bien sûr que je le connais! C’est un pote. Il est en Europe maintenant”, réponds-je, enthousiaste. J’ai déjà peur d’en avoir trop dit, mais il rassure: lui aussi connaît bien Abdallah, on vit vraiment dans un petit monde, n’est-ce pas?
On rentre à l’hôtel. Mi-amusé, mi-troublé, j’envoie un message à Abdallah, en lui demandant s’il ne connaissait pas un certain gars, de Tartous, que je viens de croiser. La réponse est lapidaire:
Non, jamais entendu parler de ce type de Tartous. Fais gaffe. Pour toi et… pour moi.
Un petit monde, tu parles. La dictature produit maintenant des moukhabarat bobos. Leurs matraques doivent être en bois estampillé commerce équitable.
Je ne risque pas grand-chose : au pire, être bastonné à coups de savon, d’Alep ou non, d’être enfermé quelques jours et renvoyé en France à coups de pied. Et d’avoir quelques pages de plus dans mon dossier. Pour les Syriens, c’est beaucoup plus dangereux : ils peuvent être battus, arrêtés, sans raison, pendant des mois, des années. Le régime peut s’en prendre à leur famille. Le 14 février, une gamine, en détention depuis des mois, a été condamnée alors que l’Egypte fêtait la chute de Moubarak. Tal al-Mahoulli va faire cinq ans de prison pour divulgation d’information aux Etats-Unis. Elle a 19 ans et tenait un blog dans lequel elle racontait sa vie de jeune Syrienne sous la dictature. Trop dangereux, visiblement, pour le régime.
Ce soir-là, je n’ai pas été assez prudent. A l’abri d’Abou George, j’avais envie de me laisser aller, de n’être qu’un touriste français avec deux autres touristes français. J’étais fatigué. Il doit y avoir un sixième sens qui indique lorsqu’on est suivi, espionné : on se sent freiné, las. Ce n’est pas qu’un moukhabarat qu’on se traîne partout, tout le temps, à tel point qu’il s’invite dans le crâne et ne le quitte plus et contrôle la parole, les gestes, les rencontres. C’est l’ensemble d’un système qui colle à la peau. C’est le système dans lequel les Syriens vivent tous les jours.