OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 11 événements mémorables du cyberespace http://owni.fr/2011/03/11/10-evenements-memorables-du-cyberespace/ http://owni.fr/2011/03/11/10-evenements-memorables-du-cyberespace/#comments Fri, 11 Mar 2011 12:50:24 +0000 Yann Leroux http://owni.fr/?p=50879 1.Elk cloner [1982]


1982 est l’année d’une grande innovation en informatique: Elk cloner, premier virus se disséminant de façon incontrôlée. Jusque-là, quelques virus avaient été programmés mais uniquement à des fins d’observation et d’étude. Elk cloner se propage via la disquette de démarrage de l’Apple II. À chaque démarrage avec une disquette infectée, une copie du virus est activée et se loge en mémoire vive. Il contamine alors toute disquette saine introduite dans le lecteur de disquette, et se propage ainsi de machine à machine. C’est une grande nouveauté: un virus peut sortir du pré carré d’une machine et partir  à l’aventure de machines en machines. Tous les cinquante démarrages, Elk  signale sa présence par un petit texte ironique :

It will get on all your disks
It will infiltrate your chips
Yes it’s Cloner!
It will stick to you like glue
It will modify RAM too
Send in the Cloner!

Ce premier virus est une sorte d’épure d’un fait dont l’auteur du programme, Nick Skrenta, 15 ans à l’époque, était coutumier. Il avait en effet la fâcheuse tendance à bricoler les machines pour qu’elles affichent des messages provocants ou qu’elles s’éteignent. Cela avait conduit ses amis à ne jamais le laisser toucher leurs ordinateurs, et Nick Skrenta a inventé un stratagème lui permettant d’agir à distance.

2. Leza EverQuest [novembre 2000]

En 2000, une joueuse rejoint la guilde “The companions of Light” sur EverQuest sous le nom de Leza. Son dynamisme et son investissement font qu’elle est rapidement nommée guide par l’éditeur du jeu. Les joueurs peuvent ainsi faire appel à elle pour demander de l’aide et des précisions sur les règles. Elle prend son travail très à cœur même si certains, parfois, se plaignent de ses manières brusques. Beaucoup lui pardonnent car on lui connaît une vie difficile : celle qui s’appelle dans le civil Sheyla a 16 ans, un bébé, et vit chez sa belle-mère car elle a perdu sa mère il y a un an.

En novembre 2000, Leza brise les règles de l’éditeur, en utilisant son nom de guide en dehors des forums officiels du jeu. Verant, l’éditeur,  lui supprime sa fonction de guide. Deux jours plus tard, Kinudi, sa petite sœur avec laquelle elle joue parfois, annonce sa mort sur le forum officiel. Le choc dans la communauté des joueurs est effroyable. Des messages de condoléances affluent, l’éditeur est pointé du doigt. Verant s’affole, et efface tous les messages de son ancienne guide, ce qui ajoute encore à la confusion et à la colère des joueurs.

Des informations contradictoires

Un membre de sa guilde William Joseph Seemer se souvient qu’au printemps, elle était de retour dans le jeu douze heures après l’opération à cœur ouvert qu’elle avait annoncée et qui lui avait valu beaucoup de messages de sympathie. Il avait quelque peu perdu de vue Leza mais, à l’annonce de son suicide, il lui revient à l’esprit qu’elle avait raconté qu’elle avait été enceinte une fois, et qu’après une fausse couche, elle ne pouvait plus avoir d’enfant. Il est donc surpris de la découvrir mariée et mère d’un enfant de deux ans. Seemer sait qu’elle habite près d’Oklahoma City, et il commence à se renseigner auprès des morgues des environs et n’entend pas parler de suicide. Il téléphone à Jolena, la sœur de Leza et sa colocataire lui apprend qu’elle a déménagé des mois plus tôt et qu’elle n’a jamais eu de sœur.

Seemer n’est pas le seul à s’étonner. Après l’effacement des messages de Leza par Verant, des admins de différents forums (Quellious Quaters bulletin Boards), Scott Jenning (Lum the Mad), des journalistes de sites comme Adrenaline vault et gamers.com, sillonnent l’Oklahoma et le Colorado. Ils appellent les postes de police, fouillent dans les adresses IP et les headers des mails que Leza a envoyés, comparent les logs des chats et appellent le FAI de Leza. Pour en arriver à ceci : Sheyla / Leza et sa famille sont une construction d’un couple qui partageait un compte email et qui vit à Oklahoma city. Leza n’a jamais existé – sauf de façon imaginaire. Jolena était jouée par Madame et Sheyla par son mari. Il y a bien eu une mort : celle du couple. Le suicide a été élaboré par le mari pour prouver ainsi l’instabilité de sa femme afin d’obtenir du tribunal un jugement qui lui soit favorable pour la garde de leur fille.

3. Shawn Woolley EverQuest [novembre 2001]

En novembre 2001, Shawn Woolley se suicide avec une arme à feu, son ordinateur connecté au jeu. Les circonstances de sa mort provoqueront un grand émoi et contribueront grandement à répandre l’idée que les jeux vidéos, et plus particulièrement les jeux massivement multi-joueurs puissent être des objets d’addiction.

Shawn Woolley commence à jouer à Everquest en février 2000. En avril, il emménage dans un appartement. Le 1er juillet, Shawn Woolley fait une crise d’épilepsie importante, imputée aux nombreuses heures de jeu qu’il a passées à jouer à EverQuest les jours précédents. Son patron exige de lui qu’il assume son travail et refuse de le renvoyer chez lui alors que d’évidence, il n’en est pas capable. Shawn Woolley démissionne. Il entre dans ce qui semble être une profonde dépression: il ne sort plus de chez lui, ne cherche pas un nouvel emploi, et consacre tout son temps à EverQuest. En septembre, il est expulsé et retrouve la maison de sa mère. Un conseil est pris auprès d’un professionnel qui conclut à l’absence d’addiction. À la maison, le climat se détériore: Shawn joue, et sa mère le pousse à trouver un travail. Finalement, elle lui demande de quitter la maison. Shawn emménage dans un hôtel.

Il hallucine: il est dans le jeu

En janvier, suite aux démarches de sa mère, Shawn est reçu dans un centre de traitement: une dépression et un comportement schizoïde sont diagnostiqués. Shawn est admis dans l’institution. Un traitement médicamenteux et une thérapie de groupe sont appliqués. De janvier à février, une amélioration est notée. Shawn joue toujours à EverQuest en l’absence de sa mère. Lorsqu’elle s’en aperçoit, elle emporte le clavier avec elle. Il achète un clavier. En juin 2001, Shawn quitte l’institution pour un appartement thérapeutique. Il rentre toujours chez sa mère pour jouer à EverQuest. Le 20 juin, après une crise d’épilepsie survenue pendant qu’il jouait, il hallucine: il est dans le jeu. En août, il s’achète un ordinateur pour jouer à EverQuest. Du 30 octobre au 10 novembre, il ne se connecte pas sur son compte habituel.

En novembre, sa mère souhaite qu’il passe Thanksgiving en famille. Elle tente de le contacter deux semaines avant les vacances et, n’y arrivant pas, elle appelle son superviseur. Elle apprend que Shawn n’a pas été vu depuis une semaine, et que ses collègues s’inquiètent car il n’est pas du genre à s’absenter. Entre temps, Shawn a commencé à jouer sur un autre serveur. Le 13 novembre, il a acheté un pistolet. Le jeudi avant Thanksgiving, Mme Woolley va chez son fils. Shawn ne la laisse pas entrer. Il lui affirme qu’il a changé de travail. Le lundi suivant, lorsqu’elle se rend à l’adresse qu’il lui a indiquée, elle apprend que l’on a jamais entendu parler d’un Shawn Woolley. Le vendredi 21 novembre, Mme Woolley se rend à nouveau chez son fils mais trouve encore porte close. Le lendemain, elle se fait ouvrir la porte par le propriétaire. James est assis devant son ordinateur. Il s’est tué avec son pistolet. La dernière connexion remonte au 20 novembre.

4. Le meurtre de Lord British – Ultima Online [8 août 1997]

Le 8 août 1998, la quasi totalité de la population d’Ultima Online est réunie dans le château de Lord British alias Richard Gariott, fondateur du jeu. Le roi doit y faire une apparition aussi rare qu’attendue. Il se prépare au château de Lord Blackthorn en compagnie de quelques proches lorsqu’un joueur nommé Rainz l’attaque. La garde, tout comme les chevaliers de Lord Blackthorn restent immobiles et le roi tombe sous les coups de “fire field” de Rainz qui disparait une fois son forfait accompli. La nouvelle se répand rapidement sur le serveur, provoquant la stupeur: le roi est mort. Rainz sera banni du serveur, officiellement du fait de plaintes de personnes à son encontre. La mort du roi sera mise au compte de l’oubli de Richard Garriott d’exécuter la commande qui aurait protégé son personnage et du lag.

5. Leroy Jenkins ! – World of Warcraft [avril 2005]

Alors qu’un groupe d’aventuriers se prépare à livrer un difficile combat et échafaude le meilleur plan tactique à suivre, un paladin, Leroy Jenkins, se rue sur un groupe de dragons en criant son nom. La suite est un désastre total: tout le groupe est massacré. La vidéo fera le tour du Net et le nom de Leroy Jenkins entrera dans la légende : une ballade lui est consacrée, son nom est cité comme indice dans le jeu Jeopardy, un personnage du jeu de carte World of Warcraft porte son nom, d’autres jeux MMJ (massivement multijoueurs) y font référence, et “to pull a Leroy” signifie maintenant “faire une connerie qui ruine les efforts de tout le monde”.

Cliquer ici pour voir la vidéo.

6. Un coup de maître – EVE Online [avril 2005]

18 avril 2005. Systeme d’Aras. 05 heures. Mirial, CEO de Ubiqua Seraph Corporation et son fidèle lieutenant, Arenis Xemdal, émergent d’un portail de téléportation. Tous deux pilotent des vaisseaux de classe Apocalypse, les plus puissants et les plus onéreux d’EVE online, un MMORG. Leurs vaisseaux sont attaqués et détruits. Mirial est assassinée ainsi que son fidèle lieutenant. Mirial naviguait dans un vaisseau de classe Navy Apocalypse. C’est le point de départ d’une opération de grande envergure de la Guiding Hand Social Club. Pour un milliard d’ISK, la GHSC avait accepté une année plus tôt un contact assez spécial: la preuve de la mort de la CEO. Un tel contrat sur EVE Online n’est pas rare. Ce qui l’est plus, c’est la longueur de la préparation de l’opération, son ampleur, et le montant du butin final. En une heure, l’Ubiqua Seraph Corporation voit ses hangars investis, ses coffres vidés, et ses principaux officiers tués. La GHSC rapportera de cette opération la satisfaction totale de son client qui, pour des raisons de vengeance personnelle, souhaitait que Ubiqua Seraph Corporation vive un Peal Harbour. La Guiding Hand Social Club tirera de l’opération 30 milliards d’ISK (16.500 USD) de biens volés, et une notoriété due à la précision et à l’audace de ce coup de maître.

7. L’épidémie de peste – World of Warcraft [septembre 2005]

En septembre 2005, une épidémie ravage les capitales de ForgeFer et d’Oggrimar. Le foyer infectieux vient de Zul’Gurub, une instance qui vient d’être ouverte avec le Patch 1.7 et dans laquelle une équipe de vingt joueurs doit faire face à Hakkar l’Écorcheur d’Âmes, Sang Dieu d’une ancienne tribu de trolls de la jungle. Hakkar jette sur ses premiers adversaires son sort de Sang Corrompu qui diminue à intervalle répété les points de vie du personnage infecté. Le sort se répand également par contamination. Il devait être limité à l’instance, mais il a été conduit à l’extérieur par les compagnons des chasseurs et des démonistes. Du fait de la concentration de la population, le Sang Corrompu se répand comme un feu de paille dans les capitales, tuant en quelques secondes les personnes de bas niveau. Un patch de Blizzard mettra fin à la contamination.

8. La mort du Dormeur, EverQuest [15-17 novembre 2003] – ou La Mort De Ce Qui Ne Pouvait Être Tué

Présenté comme “intuable”, Kerafyrm le Dormeur provoqua une grande excitation dans EverQuest. Avec une fourchette allant de 100 à 400 millions de points de vie (une divinité en a deux millions), réveiller le Dormeur était devenu un défi de taille et particulièrement excitant: le Dormeur ne pouvait être réveillé qu’une seule fois par serveur. Il sera relevé par deux cents joueurs qui viendront à bout du titan en quatre heures. Mais la fin n’est pas à la hauteur de leurs espérances. À 27% de points de vie, le Dormeur disparait soudainement, sauvé de sa mort “impossible” par un bug ou un maître de jeu. Sony s’en excusera, et les même joueurs en viendront à bout le lendemain en moins de trois heures.

Le Dormeur avait été réveillé une première fois sur le serveur The Rathe le 28 juillet 2001 après que la guilde Blood Spider avait tué Ventani, le quatrième gardien. Le 15 novembre 2003, sur le serveur PvP Rallos Zek, trois guildes de haut niveau (Ascending Dawn, Wudan, and Magus Imperialis Magicus) ont rassemblé plus de 180 joueurs pour réveiller le Dormeur. Les guildes s’étaient associées pour couper l’herbe sous le pied à un moine, Stynkfyst, qui tentait de rassembler autour de lui suffisamment de joueurs pour tuer Kerafyrm et empêcher ainsi les guildes de se partager son butin. Il sera vaincu avec la facilité que l’on sait, grâce aux sorts de brûlure du mana des sorciers, aux armes épiques, et aux clercs qui ramèneront à la vie leurs compagnons plus vite que Kerafrym ne pouvait les tuer.

9. La quête du lapin estrocante (”vorpal bunny quest”) Asheron’s call [date non retrouvée]

Dans le jeu Ascheron’s Call, les personnages de niveau 10-14 peuvent mener une quête nommée “The vorpal bunny”, en référence à la scène de Sacré Graal [vidéo] dans laquelle des chevaliers sont massacrés par un petit lapin blanc. Des personnages n’ayant pas effectué la quête en temps voulu commencèrent une campagne de lobbying pour que la quête soit accessible après le niveau 14. Ils finirent par avoir gain de cause: les caractéristiques de l’estrocant lapin sont augmentées. Quelques heures plus tard, un seul survivant se présente à la porte de la ville, talonné par le lapin qui y fait, exactement comme dans Sacré Graal, un massacre. Des centaines de personnages sont tués. Le lapin est si rapide qu’il faut faire des captures d’écran pour pouvoir le voir. Du haut d’une tour, des magiciens lui lancent des sort, avec pour seul effet de constater que le lapin est immunisé à la magie. Un joueur réussira à l’attirer en dehors des limites de la ville, mettant fin au massacre. À la suite de cet incident, une Chasse au Lapin Estrocant sera ouverte à tout personnage au dessus du niveau 20.

10. La personne de l’année Times [décembre 2006]

L’histoire n’est plus faite seulement par quelques individualités, mais par la multitude. L’Internet, et plus exactement le www, permet à une multitude de s’organiser, de travailler et de jouer en commun. Le Time officialise ainsi pour le monde offline ce que Tim O’Reilly avait pressenti en septembre 2005 et baptisé du nom de web 2.0 en faisant de l’internaute la personne de l’année 2006.

11. Anshe Chung millionnaire en dollars dans Second Life [2006]

Une brèche est portée dans le mur qui jusque-là voulait établir une distinction étanche entre monde réel et monde virtuel. En deux ans et demi,  Anshe Chung a converti une mise initiale de 9,95 dollars par mois en une rente d’un million de dollars. Elle a acheté et revendu (ou loué) les terrains qu’elle avait précédemment valorisés en le mettant en forme. Elle gère aujourd’hui une entreprise d’une dizaine de personnes à Wuhan. Anshe Chung est connue sous le nom de Ailin Graef à Francfort.

Billet initialement publié sur Psy et Geek ;-)

Image CC FlickR Tamara Areshian Idiolector damclean Zebra Pares crazykinux

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Danah Boyd : “Voyez-vous ce que je vois ?” http://owni.fr/2010/01/17/danah-boyd-voyez-vous-ce-que-je-vois/ http://owni.fr/2010/01/17/danah-boyd-voyez-vous-ce-que-je-vois/#comments Sun, 17 Jan 2010 18:35:31 +0000 Claire Ulrich http://owni.fr/?p=7012 [NDLR] Ce texte est la traduction de l’intervention de Danah Boyd aux conférences Supernova et Le Web. Il a été traduit par Claire Ulrich, qui anime par ailleurs la plateforme Global Voices en français. Bienvenue :-)

” Voyez-vous ce que je vois ? Visibilité des pratiques à travers les réseaux sociaux en ligne “

[Ce texte est une version de travail non définitive de l'intervention - traduction de Claire Ulrich]

[English version]

Citation: boyd, danah. 2009. “Voyez-vous ce que je vois? Visibilité des pratiques à travers les réseaux sociaux en ligne.” Conférences Supernova et Le Web. San Francisco et Paris, 1 et 10 décembre 2009.

Voyez-vous ce que je vois ?

L’intervention d’aujourd’hui s’intéresse à la visibilité, au pouvoir de ce que vous pouvez voir, que vous regardiez ou non.

Identifiez-vous sur votre compte Twitter. Identifiez-vous sur votre page Facebook. Ce que vous voyez est un monde que vous avez construit. Ces personnes sont VOS “amis”, les personnes que vous avez choisies de suivre.  Ou du moins, les personnes qui vous ont séduit, au point de les suivre. Ces personnes déterminent ce que vous vivez sur les réseaux sociaux en ligne.

Elles parlent de choses qui sont importantes pour vous, parce que vous les connaissez personnellement, ou bien parce que vous aimez la façon dont elles pensent. Elles parlent comme vous. Ou, plus précisément, vous parlez comme elles ; car même si vous pensez peut-être que vous parlez à votre “audience”, votre sens des NORMES se base sur les contenus [numériques] que vous lisez. Alors, en réalité, vous parlez aux personnes que vous “suivez” [en ligne], même si elles ne sont peut-être pas celles qui écoutent vraiment. Vous ne parlez pas aux gens qui vous suivent, même si, en fin de compte, ce sont peut-être ceux qui vous écoutent vraiment. Vous ne parlez pas à votre “audience” mais aux gens que vous aimez observer.

Votre perception de ce que les gens font avec les médias sociaux en ligne est extrêmement dépendante de ce que vous consommez, de comment vous le consommer, et de pourquoi vous êtes là pour commencer. La mienne aussi. Le monde où vous vivez en ligne à l’air différent du monde où je vis. Et il semble différent du monde où vit un adolescent moyen. Et il semble différent du monde où vit Lady Gaga. Et il semble différent du monde pratiqué par des personnes d’autres milieux sociaux. Nos mondes [en ligne] sont différents, même si l’interface nous donne l’impression qu’ils sont les mêmes.

Ce que font les médias sociaux en ligne est donner la possibilité d’observer la vie des autres. Ou, plus exactement, de voir les traces d’un aspect de leur vie. Les catégories de médias sociaux publics accessibles par tous nous donnent le pouvoir d’accéder à des mondes qui sont différents des nôtres. Où que nous nous trouvions dans le monde, nous pouvons voir les expériences de personnes qui sont différentes de nous. Mais sommes-nous ne serait-ce qu’en train de regarder ?

facebook

J’ai une habitude étrange. Chaque jour, je vais sur la page de recherches sur Twitter, et je lance des recherches sur des mots communs. J’admets que j’effectue essentiellement des recherches en anglais car mes connaissances linguistiques dans d’autres langues sont pauvres. Mais parfois, je joue à regarder dans d’autres langues, juste pour m’amuser. Je lance des requêtes de recherches sur des mots comme l’article “the” (le/la) ou, encore mieux, “teh” [ndt : avec une faute de frappe] juste pour voir ce que les gens écriront. Je fais des recherches sur des mots courants et des mots choisis au hasard.

Pourquoi diable est-ce que je fais ça ? Je fais ça pour regarder de façon routinière des modes de vie différents des miens. En tant que chercheuse et universitaire, c’est une technique essentielle. Je suis familière de Twitter, de Facebook et de MySpace en tant qu’abonnée active, mais pour observer, j’ai besoin de m’éloigner de mon cadre étroit. Heureusement qu’il existe les fonctions Recherche et Explorer. Je regarde dans la vie des gens pour avoir une idée des différentes pratiques culturelles qui sont en train d’émerger. Mais vous pouvez aussi regarder ce que les gens font.

Les mêmes outils qui me donnent la possibilité – et à vous aussi – de progresser au-delà de nos mondes personnels introduisent de nouvelles complications. Le plus grand défi, avec cette possibilité de regarder, est de savoir comment interpréter les informations que nous voyons. Ce que nous voyons n’est pas toujours ce à quoi nous pourrions nous attendre.

Laissez-moi vous donner trois exemples tirés de mes recherches sur les jeunes et les réseaux sociaux qui illustrent différentes problématiques de la visibilité, dans ce qui est rendu accessible et dans l’interprétation que les gens en font.

1. Employée de commission d’admission dans les universités américaines

Quand MySpace était juste en train d’acquérir une visibilité en dehors des populations qui l’avaient adopté de façon précoce, j’ai reçu un appel d’une personne qui siégeait à la commission d’admission d’une université prestigieuse de la côte Est des États-Unis. L’université avait reçu un dossier de candidature d’un jeune homme noir qui vivait dans le Quartier South Central de Los Angeles. Il avait écrit une lettre de candidature déchirante, exposant à quel point il voulait quitter son quartier livré aux gangs. Quand l’université a consulté son profil sur MySpace, ils ont été consternés. Son profil était rempli de visuels de gangs et de références à ses activités dans les gangs.

La question qu’on me posait était : pourquoi les jeunes d’aujourd’hui mentent-ils alors qu’il est possible de voir la “vérité” en ligne ? Je me suis mise à rire. Ce gamin de South Central ne mentait pas à l’employée de la commission d’admission. Il tentait de survivre. Chaque jour, il marchait jusqu’à son école de South Central. Pour survivre dans cette école, dans ce quartier de South Central, il faut faire partie de la culture des gangs. Il s’exprimait en ligne pour ses camarades d’école, pas pour l’employée de la commission d’admission. Et pourtant, l’employée de l’université avait la capacité de voir. Et elle a mal interprété ce qu’elle a vu…

Je ne sais pas ce qu’a été le destin de ce jeune homme, mais j’espère que ma conversation avec l’employée des admissions a aidé celle-ci à saisir que ce que vous voyez n’est pas toujours un reflet exact de la réalité. Tout est dans le contexte. Trop souvent, nous interprétons le contenu que nous voyons hors contexte, croyant que nos attentes sur ce que devrait être le monde s’appliquent aux autres.

2. Accès parental

Le père d’une jeune fille de 16 ans était extatique quand sa fille l’a invité à devenir son “ami” sur le réseau MySpace. Son profil était privé car elle ne voulait pas que des inconnus fouinent dedans. Son père approuvait tout à fait ça, mais était aussi déçu d’être exclu. Donc, quand elle l’a invité à être son ami, il était fou de joie. Et ensuite, il est allé voir son profil.

Au milieu du profil, il a trouvé un test de personnalité. La question était : “Quelle drogue êtes-vous ?”. Et la réponse était cocaïne ! Il ne savait pas comment réagir. Mais il a fait ce qu’il fallait faire. Il est allé voir sa fille et a demandé, avec respect, une explication.

Elle lui a ri au nez, avec cette voix [qu'ils ont] quand ils disent “Oh, papa !” Elle lui a ensuite expliqué que c’était juste un quizz. Que tout le monde dans son école en faisait et qu’ils ne voulaient pas dire grand chose. Mais qu’ils étaient amusants. Perplexe, il lui a demandé comment elle s’était retrouvée comme cocaïne. Elle lui a expliqué que les réponses qu’on donne orientent automatiquement le résultat. Et qu’en y réfléchissant, elle avait pensé que les camarades d’école qui fumaient du shit étaient nuls et qu’elle ne voulait pas être comme eux. Et que ceux qui prenaient des champignons hallucinogènes étaient dingues. Et elle a alors dit cette phrase, qui a tout éclairé : “Mais votre génération a pris beaucoup de coke et vous vous en êtes bien tirés.”

Son père ne pouvait pas répondre grand chose à ça. Ses tatous ne lui permettaient pas de cacher son passé. Toujours incertain, il lui a demandé si elle prenait de la coke. Elle a immédiatement répondu avec exaspération et horreur “Mon Dieu, non !”

Ce père a choisi de regarder, mais il a aussi choisi de voir. Plutôt que de mal interpréter ce qui était visible, il a pris la décision de comprendre le contexte. Il ne l’a pas obligée à effacer [le quizz], mais a au contraire saisi cette occasion pour avoir avec elle une conversation franche qu’il est très content d’avoir eu. Choisir de regarder est une chose : avoir le courage de reconnaître que notre interprétation peut ne pas être exacte en est une autre. La clé est de poser des questions, de parler, de lancer des conversations.

3. Violences familiales

Dans le Colorado, une jeune fille prénommée Tess a assassiné sa mère avec l’aide de quelques uns de ses camarades. Quand les journaux télévisés ont parlé de l’affaire, ils en ont parlé comme “Ado sur Myspace assassine sa mère”. Cela m’a poussée à aller visiter sa page sur MySpace ; son compte MySpace et tout ce qu’il contenait étaient entièrement publics. C’était un crève-cœur. Pendant des mois, elle avait témoigné des crises de rage folle de sa mère alcoolique à travers ses messages publics sur MySpace. Des comptes rendus détaillés de comment sa mère la battait, lui hurlait dessus et la tourmentait psychologiquement. Des débordements d’émotions, de frustration et de rage, de dépression et confusion mentale. Sa propre décision de commencer à abuser de l’alcool, sa propre confusion sur quoi faire. Ses amis avait laissé des commentaires, offrant leur soutien émotionnel. Mais ils étaient dépassés et aucun adulte ne se manifestait dans ces commentaires.

En lisant la page MySpace de Tess, j’ai trouvé des commentaires d’une de ses amies proches qui prenait sa défense, après son arrestation. Le compte de cette amie était également public, il débordait d’une confusion à tordre le cœur, de souffrance et d’incertitude. J’ai décidé que je ne pouvais pas garder le silence, alors j’ai communiqué avec cette jeune fille et nous avons commencé une conversation [en ligne]. Elle m’a dit que tout le monde savait que la mère de Tess la battait, mais que personne ne savait quoi faire. Personne ne voulait écouter. Et évidemment, au fur et à mesure que cette affaire allait se révéler, nous allions apprendre que les services sociaux avaient été informés des violences qu’elle subissait par les professeurs, que rien n’avait été fait. Les jeunes de son monde se sentaient impuissants, incapables, même après le drame, de trouver un soutien auprès des adultes de leur communauté. J’ai conseillé à cette jeune fille de demander de l’aide à un adulte, puisque j’étais incapable d’apporter une aide valable de loin. Mais il est devenu évident qu’elle n’avait pas d’adulte autour d’elle à qui elle pouvait s’adresser.

Juste avoir la possibilité de voir ne signifie pas que nous regardons vraiment. Et souvent, comme dans ce cas, nous ne regardons pas quand les personnes ont le plus besoin de nous.

IMPLICATIONS DE LA VISIBILITÉ

Chacun de ces cas soulèvent des questions critiques qu’il faut affronter, mais agrégés, ils nous invitent a réfléchir à la visibilité. La nature publique et en réseau d’Internet crée le potentiel pour la visibilité. Nous avons le pouvoir de voir dans les vies de tant de gens qui sont différents de nous. Mais seulement quand ils choisissent de regarder. Alors, qui regarde ? Pourquoi regardent-ils ? Et dans quel contexte interprètent-ils ce qu’ils voient ?

Dans la plupart des cas, ceux qui regardent sont ceux qui détiennent le pouvoir sur la personne qui est observée. Les professeurs regardent. Les employeurs regardent. Les gouvernements regardent. Les multinationales regardent. Ces personnes regardent souvent pour juger ou manipuler. De par la position de pouvoir qu’ils détiennent, ceux qui regardent pensent souvent qu’ils ont le droit de regarder. L’excuse est simple : “C’est public.” Mais ont-ils le droit de juger ? Le droit de manipuler ? Ceci, bien sûr, est l’essence des débats sur la surveillance. Alors, nous débattons et débattons et débattons sur le droit à la vie privé dans les espaces publics.

Mais la vie privée est un sujet complexe. [Autrefois], nous avancions le droit à la vie privée pour justifier ce qui se passait dans la sphère domestique, y compris la violence familiale. L’idée que la violence familiale a été à une époque acceptable est difficile à imaginer aujourd’hui, dans ce monde, mais il n’y a pas si longtemps, la logique disait ceci : “C’est ma femme, c’est ma maison, je peux faire d’elle ce que je veux.” Nous ne pouvons pas utiliser la notion de la vie privée pour justifier le droit d’abuser des personnes en privé. Mais nous ne pouvons pas non plus invoquer le droit à la vie privée pour justifier le fait de ne pas regarder quand des personnes souffrent ou quand elles appellent à l’aide. Nous avons besoin de trouver un équilibre qui nous permette de garder le contrôle sur nos informations mais aussi d’être entendus quand nous avons besoin d’aide et de soutien.

Je veux m’arrêter là-dessus un moment et examiner cela. Quand devrions-nous regarder ? Pas regarder pour juger ou manipuler, mais regarder pour apprendre, soutenir, ou évoluer ? Est-ce ce que nous ne devrions pas regarder pour les gamins à risques, qui sont en danger ?  Ne devrions-nous pas être disposés à voir leurs histoires, leur douleur, leur blessure ?  Ne devrions nous pas regarder pour voir le monde plus largement ? Ne devrions nous pas être disposés à voir pour apprendre dans quelle société nous vivons et la transformer ?  Ceci est l’essence de ce que Jane Jacobs a appelé  “les yeux dans la rue”.

Cela me brise le cœur qu’il y ait des jeunes, là bas, qui hurlent au secours. Et que personne n’écoute.

Ce qui est rendu visible en ligne est le meilleur et le pire de la société. Dans [notre] milieu, nous adorons parler de transparence de l’information, du pouvoir de l’action collective, de la beauté des contenus numériques créés par les utilisateurs du Web. Mais que se passe-t-il quand nous sommes aussi forcés de voir les inégalités, le racisme et la misogynie, la cruauté et la violence ? Que se passe-t-il quand les contenus là-bas ne sont pas des contenus idéalisés ? Souvent, nous essayons de bloquer les contenus numériques qui posent problème, mais que faisons-nous pour aider à parvenir à la racine du problème ?

L’une des raisons pour lesquelles les personnes ont peur des technologies est qu’elles rendent visibles les choses que nous n’aimons pas. Les parents se sentent mal à l’aise en voyant les bizutages et le harcèlement qui arrivent tous les jours dans les écoles de tout le pays. Ils accusent alors la technologie de rendre visible ce qui a toujours existé. La violence à l’école n’est pas en hausse vertigineuse, mais elle est beaucoup plus visible maintenant, plus que jamais auparavant. Ceux qui ont déménagé pour vivre dans des résidences clôturées et surveillées, pour échapper aux gens qui sont différents d’eux, ont horreur d’être obligés de voir la diversité. Ils se plaignent donc des technologies qui présentent des valeurs culturelles éloignées de leur zone de confort.

Souvenez-vous de ceux qui se sont plaints quand les Trending Topics (mots les plus cités) sur la plateforme de micro-blogging Twitter ont été les noms des icônes de la communauté noire américaine durant la remise des prix de télévision, les Black Entertainment Television awards. Des messages sur Twitter tels que : “Wow!! Trop de nègres pour moi dans les Trending. Je crois que je vais arrêter avec toute cette histoire de Twitter” et “Vous avez vu les derniers Trending topics ? J’ai l’impression que ce n’est pas un très bon quartier. Mettez le verrouillage automatique des portières, les enfants.” et “Pourquoi tous ces noirs sont sur les Trending topics ? Neyo? Beyonce? Tyra? Jamie Foxx? On recommence le Mois de l’histoire des noirs ou quoi ? LOL”. Ces messages devraient provoquer un frisson dans le dos. Peut-être ces personnes pensaient que Twitter était un espace majoritairement blanc, où les noirs étaient acceptés et bienvenus uniquement en tant que minorité.

Tout le monde ne partage pas nos valeurs, et peut-être que nous devrions accepter cela. Mais je répliquerais que nous devrions être informés pour que nous puissions apporter des changements à ce que nous voyons dans ce monde. Nous avons le pouvoir de construire ces systèmes. Au lieu d’être formés par notre imaginaire, par ce que nous croyons qu’il se passera, nous pouvons être informés sur le monde tel qu’il est. Et utiliser cela pour orienter la création de systèmes afin d’apporter des changements, afin d’aider à la création d’un monde dans lequel nous souhaitons vivre.

Puisque nous réfléchissons à la société numérique que nous sommes en train de créer, je vous invite à réfléchir à la visibilité. Que pouvez-vous voir que vous ne pouviez pas voir avant ? Quelles réactions cela provoque en vous ? Et qu’allez-vous faire à ce sujet ? Il est peut être temps pour nous de nous colleter à la visibilité et de prendre un moment pour regarder. Prenez un moment pour voir. Et, plus important que tout, prenez un moment pour agir.

Merci beaucoup !

» Article initialement publié sur danah.org

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